Quand les ONG de développement belges dansent au rythme du néolibéralisme
Ci-dessous, la chercheuse Justine Contor a retravaillé, pour vous, quelques éléments de sa récente thèse de doctorat. Merci à elle !
L’image souvent associée au secteur du développement par le grand public est celle des “vendeurs” postés aux abords des supermarchés, ou à ce voisin qui récolte du matériel scolaire pour l’envoyer “dans le sud”. Ce type d’initiatives n’est que la partie émergée d’un iceberg.
Le secteur est extrêmement diversifié, il est composé de grandes et de petites structures qui disposent de moyens financiers et humains très différents. Tantôt affiliées à des familles politiques, tantôt apolitiques, elles ont chacune des pratiques spécifiques avec des angles d’approche différents. Elles agissent à des niveaux variés, que ce soit sur le plan de leurs actions mais aussi de l’échelle à laquelle elles interviennent, dans les pays du Sud et/ou en Belgique. C’est toutefois l’ensemble des organisations non gouvernementales (ONG) belges qui a connu des mutations fondamentales au cours des vingt-cinq dernières années.
Ce secteur se présente désormais plus professionnel que jamais. En effet, les ONG améliorent la qualité de leur travail et leur performance ; elles ont instauré des processus de gestion interne ; elles sont “axées résultats” ; et leurs projets, qu’ils soient au “Sud” ou au “Nord”, sont évalués et audités de manière externe.
Mais d’où vient cette quête de “professionnalisme”, de “bonne gestion” et de “performance” ? Dans quelle mesure cette dernière est-elle soluble ou, à l’inverse, en contradiction avec leur mission sociale ? C’est précisément ce que nous avons analysé durant notre travail de recherche, cinq années à comprendre la façon dont les pratiques de gestion transforment le secteur des ONG de développement en Belgique.
Notre posture se situe entre la sociologie et l’anthropologie : nous avons procédé à une immersion profonde au sein du secteur durant ces années de travail doctoral. Nous avons réalisé : de nombreux entretiens de travailleurs et travailleuses d’ONG, fonctionnaires, politiques ; une ethnographie dans une ONG ; des observations ; des focus groups et des analyses approfondies de documents écrits qu’ils soient législatifs ou produits par le secteur.
Brefs retours historiques [1]
La coopération au développement belge existe depuis la période coloniale, mais c’est dans les années 1960 que s’organise véritablement une administration de la coopération au développement, qui est le reliquat de l’administration des Colonies. Les ONG, elles, existent depuis les années 1940, mais ne seront co-financées par l’État belge que lors de cette structuration étatique, vers le milieu des années 1960. Les trente années qui suivent voient le secteur s’organiser et se structurer avec l’apparition des fédérations (Acodev et NGOfederatie) et des coupoles (CNCD-11.11.11 et 11.11.11), avec, aussi, l’évolution du métier et la professionnalisation. En 1995, l’ensemble du secteur– en ce compris les ONG – subit une crise profonde suite à un scandale médiatique dénonçant les “éléphants blancs” et les projets à la fois mégalomanes et mal gérés tant par l’administration de l’époque que par certaines ONG [2]. Une commission d’enquête parlementaire sera chargée en 1997 de faire la lumière sur cette situation.
En 1999, une loi (la première du genre) définit trois piliers d’action pour la coopération au développement : Le premier concerne la coopération multilatérale mise en œuvre par les agences internationales ; Le second concerne la coopération gouvernementale, c’est-à-dire l’aide au développement entre États partenaires ; Le troisième pilier concerne la coopération non gouvernementale, qui est essentiellement composée des ONG de développement.
La coopération gouvernementale est profondément restructurée puisque l’administration est “amputée” de sa partie opérationnelle au profit d’une nouvelle agence : Enabel. Est également créé, dans le même temps, un Service de l’Évaluation Spéciale qui est chargé d’évaluer de manière transversale les différents acteurs de la coopération belge au développement appartenant aux différents piliers mentionnés ci-dessus. Cette réforme pose les jalons d’une transformation profonde du secteur de la coopération au développement. Elle s’ancrera avec un premier screening (mis en place en 2005 par PriceWaterHouseCooper (PWC)), une réforme de la coopération en 2009 et une nouvelle loi en 2013.
Le second screening comme point de départ
Le point de départ de notre travail de recherche est le second screening. Cet audit de la capacité de gestion des ONG belges, mis en place par l’administration de la coopération entre 2015 et 2016, visait à évaluer si ces organisations disposaient ou non d’une série d’outils de gestion interne (ressources humaines, risques, aspects financiers, etc.) qui feraient preuve de leur qualité de gestion. Le résultat du screening était vital pour beaucoup : il déterminait l’octroi ou non de l’agrément permettant d’introduire des demandes de financement des programmes auprès de l’État belge [3].
Ce que nous avons cherché à savoir c’est d’où venait cet outil – le screening –, quelles fins servait-il et quels allaient être ses effets sur le secteur ? Il s’agissait alors de faire ce qu’on appelle une généalogie d’un dispositif, comme l’explique Michel Foucault, c’est-à-dire une sorte d’enquête historique qui ne cherche pas à faire une étude chronologique mais plutôt à comprendre son histoire dans ses discontinuités, sa (co)construction, son (in)utilité, ses effets.
Ancré dans son histoire, le screening est le fruit de transformations profondes de l’ensemble du secteur de la coopération non gouvernementale belge depuis le milieu des années 1990. Il ne résulte pas, contrairement à ce que certains ont voulu croire, d’une décision verticale et politique récente, mais bien d’une longue histoire faite de négociations, de discussions et d’adaptations… C’est d’ailleurs début 2000 que l’administration reçoit, entre autres, la recommandation d’une entreprise de consultance (IBM) pour la mise en place d’un dispositif de type screening en vue de s’assurer que les financements publics aillent vers des organisations dites “de qualité”.
Notre analyse démontre qu’au fil du temps, l’État belge, lui-même en prise avec les injonctions du new public management [4] depuis le début des années 2000, augmente le contrôle qu’il exerce sur les structures non gouvernementales qu’il finance. Il développe pour cela tout un arsenal d’outils qui va du cadre règlementaire aux audits mis en œuvre par des sociétés privées de consultance.
Notre thèse a donc analysé les ONG belges de développement à l’aune de la rationalité néolibérale [5] entendue comme la mise en place d’une logique de marché au sein du secteur ONG, notamment à travers une mise en concurrence tacite. Cette rationalité néolibérale se décline en “programmes politiques” [6] pour, entre autres, rendre la coopération non gouvernementale efficace et performante et agir dans une logique de marché. Ce programme politique prend corps au travers d’instruments concrets d’action publique tels que : le screening de 2016 (audit de la capacité de gestion des ONG), les cadres stratégiques communs (groupes de travail thématiques autour desquels se concertent les ONG) ou encore les nouvelles modalités de rapportage via des “scores de performance”. C’est précisément l’ensemble de ces instruments que nous avons suivi en vue d’en analyser tant leur évolution que leurs impacts sur l’identité des ONG entre le milieu des années 1990 et aujourd’hui.
Les instruments étudiés ont pour effet d’évaluer, de classer et de hiérarchiser les structures, transformant ainsi les pratiques professionnelles des ONG et de leurs travailleurs et travailleuses – étant pour certains peu aguerris à ces processus de gestion. Ces instruments politiques gestionnaires génèrent une “bureaucratisation néolibérale” ou, en d’autres termes, une forme de colonisation [7] des ONG par les pratiques de gestion avec pour objectif partiel de les discipliner.
Des ONG disciplinées ?
Notre recherche a posé la question suivante : les ONG sont-elles “disciplinées” par le néolibéralisme et si oui, comment ?
Ce que nous avons pu mettre en évidence, c’est que sous l’effet de cette rationalité néolibérale, l’ensemble des ONG a tendance à se “marchandiser” et ainsi émergent (et se multiplient) des situations de mise en concurrence pour obtenir les financements publics. L’ensemble du secteur s’est effectivement transformé –ou pourrait-on dire, discipliné. Toutefois, les ONG ne se transforment pas toutes de la même manière et elles ne disposent pas toutes des mêmes armes face à l’arsenal de techniques gestionnaires néolibérales imposées. Nous proposons alors une nouvelle typologie reflétant les différents degrés de transformation néolibérale opérée.
Typologie d’ONG
Type d’ONG
Dimensions |
L’ONG CRITIQUE | L’ONG PRAGMATIQUE | L’ONG NEO-GESTIONNAIRE | L’ONG MODELE |
Ressources internes | Petite à très petite ONG (≤5 ETP [8]) | Petite ONG (5-10 ETP) | Petite à moyenne, voire grande ONG (10-20 ETP) | Grande à très grande ONG
(≥ 20 ETP) |
Modalité de financement | Perte d’agrément ou demande groupée auprès de la coopération belge | Demande groupée auprès de la coopération belge | Programmes communs auprès de la coopération belge (éventuellement financement “autonome”) | Financement “autonome”, moyens financiers importants.
Appartient souvent à une famille internationale |
Posture | Posture très critique à l’égard de la réforme de co-financement | Posture critique, mais se conforme aux exigences gestionnaires pour survivre | Renforcement de la transformation néo-gestionnaire, valorisation de la qualité et de la performance, volonté d’être reconnue pour ses efforts | Absence de critique de la logique gestionnaire qui fait partie de son ADN, souvent avec le soutien du groupe international |
Dimension linguistique | Majoritairement FR | Majoritairement FR | FR – NL | Plutôt bilingue –
(inter)nationale |
ULB-Coopération, une ONG “néo-gestionnaire” ?
En 2015, les choix politiques opérés par la Belgique en termes de coopération annonçaient un futur difficile pour le secteur des ONG. Le premier obstacle a été le “screening” organisé par l’administration qui visait à ne pas reconduire l’agrément des ONG dont le niveau d’organisation ne répondait pas à un critérium nouvellement établi.
Faisant le choix de construire plutôt que de subir, les 4 ONG universitaires (Eclosio, FUCID, Louvain Coopération et ULB-Coopération), leurs employées, employées, les directions, les conseils d’administration se sont mobilisés pour proposer une organisation ancrée sur leur spécificité universitaire et susceptible de répondre aux défis et modalités de la coopération au développement des prochaines années : le consortium Uni4Coop.
Cette typologie permet de mettre en évidence plusieurs choses. Tout d’abord, si certaines ONG sortent renforcées de la situation (types néo-gestionnaire et modèle) – même si cela peut leur coûter –, d’autres (types critique et pragmatique) sont par contre fragilisées et parfois exclues [9] du jeu. En effet, les structures pour lesquelles il est difficile d’adhérer à cette vision du monde – pour des raisons idéologiques, ou souvent parce qu’elles ne possèdent pas les ressources financières et/ou humaines mobilisables pour s’adapter – se retrouvent dans une situation de fragilisation importante, voire même exclues. Ce qui les exclut ou les fragilise, ce n’est pas tant l’un ou l’autre outil mais bien l’accumulation et la multiplication de ces derniers.
En outre, cette évolution a parfois créé un profond malaise pour les organisations, mais surtout pour les travailleurs et travailleuses qui les composent, puisque ces exigences gestionnaires standardisent le secteur et questionnent dans le même temps le sens de leurs actions. En effet, nos observations ont parfois révélé un double axe de tensions. Le premier s’exprime entre travailleurs d’une même organisation et témoigne de l’expression de la résistance au changement qui, dans le cas présent, prend appui sur des visions idéologiques différentes mettant en tension les travailleurs “pour” et les “contre” au sujet des pratiques de gestion. Le second axe de tension concerne le secteur lui-même, mettant à jour des “visions du monde” sensiblement différentes entre organisations. Dans ce sens, la fragilisation observée déborde des seules ONG ayant échoué au screening et toucherait bien le secteur dans son ensemble.
Malgré des positions théoriques diverses quant à la néolibéralisation des pratiques, il est important de préciser que les quatre types d’ONG adhèrent toutes – contraintes ou forcées – aux principes gestionnaires qui les mettent aujourd’hui en situation de concurrence actuellement tacite au cœur du secteur. En effet, ces outils, dont le screening, génèrent une hiérarchisation entre les structures car ils distribuent des résultats chiffrés qui positionnent les organisations comme étant de plus ou moins bonnes élèves. Ces mêmes résultats chiffrés ont parfois été mobilisés par les ONG elles-mêmes lorsqu’elles ont choisi des ONG avec qui collaborer dans le cadre des partenariats par exemple. Nous considérons que ces instruments produisent les conditions d’une mise en concurrence au sein du secteur, entre les ONG qui s’adaptent bien et les autres, entre celles qui ont de bons résultats et les autres. Cette concurrence reste toutefois actuellement tacite dans la mesure où elle n’est pas organisée.
Notre analyse révèle également de nombreux espaces de résistance, en miroir de la mise en place des réformes politico-administratives, montrant par là qu’un dispositif est toujours le fruit de négociations, de construction et de réappropriation de la part des acteurs, plus ou moins explicites et ouvertes. Ces petits moments de luttes, d’expression d’un “contre-pouvoir” sont autant d’éléments qui contribuent à ce qu’est aujourd’hui le secteur de la coopération non gouvernementale en Belgique. Chaque nouvel outil implanté dans les exigences de gestion a fait l’objet de résistances, parfois discrètes, parfois violentes ; certaines faisant l’unanimité, d’autres pas.
Dès lors, dans ce contexte de transformations où il semble y avoir un effet de standardisation du secteur, quel espace
et quelle reconnaissance faut-il donner à la diversité et à la capacité critique du secteur non gouvernemental belge ? Il s’agit, selon nous, de reconsidérer, entre autres, la priorité donnée aux critères gestionnaires au risque de voir disparaître la richesse et les valeurs démocratiques inhérentes au secteur non gouvernemental au prix d’un secteur uniformisé.
[1] Pour une analyse socio-historique approfondie : Contor, Justine. 2017. « Les mutations de la coopération belge au développement au prisme des ONG ». Courrier
hebdomadaire du CRISP. 2363(38):5-48.
[2] À l’époque, une série d’articles sont publiés dans les médias flamands et francophones du pays. Ils dénoncent des pratiques peu éthiques sur le plan des partenariats économiques entre l’État belge et les pays du Sud. Par exemple celui-ci
[3] C’est ainsi que sur plus d’une centaine d’ONG auditées, le screening en a éliminé près de 30 % de la liste des organisations pouvant bénéficier de subsides de la DGD (coopération belge).
[4] Pollitt, Christopher, et Geert Bouckaert. 2017. Public Management Reform: A Comparative Analysis – Into The Age of Austerity. Fourth Edition. Oxford, New York: Oxford University Press.
[5] Dardot, Pierre, et Christian Laval. 2010. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. La Découverte. Paris Brown, Wendy. 2015. Undoing the Demos. Neoliberalism’s Stealth Revolution. The MIT Press.
[6] Rose, Nikolas, et Peter Miller. 1992. « Political Power beyond the State: Problematics of Government ». The British Journal of Sociology 43(2):173.
[7] Power, Michael. 1999. The Audit Society: Rituals of Verification. Subsequent. Oxford: Oxford University Press, USA.
[8] Emploi en équivalents de temps-plein.
[9] Simon, Saskia, et Emmanuelle Piccoli. 2018. « Présentation. Effets et perspectives de la rationalité néolibérale ». Recherches sociologiques et anthropologiques
(49-2):1-23.
Justine Contor, Dre en sciences politiques et sociales Chercheuse au centre de recherches Spiral, UR Cité, ULiège — jcontor@uliege.be
Article publié dans notre Newsletter de décembre 2020