10 ans d’ULB-Coopération : Drs Philippe Donnen & Ghislain Bisimwa
Au Sud-Kivu, dans les années 80, l’hôpital et le centre de recherche en sciences naturelles de Lwiro accueillaient des médecins belges et congolais, venus de tout le pays. Fraîchement diplômés et engagés par le CEMUBAC, les Drs Philippe Donnen et Ghislain Bisimwa y ont partagé leur temps entre consultations pédiatriques et recherches en santé publique. Près de 40 ans plus tard, leurs travaux sur la malnutrition restent des références internationales.
À quoi ressemblait votre travail à Lwiro ?
P.D. À Lwiro, tout le monde habitait ensemble. Il y avait toujours entre 5 et 7 médecins belges et congolais qui menaient chacun une activité clinique, à l’hôpital pédiatrique, et une activité de recherche. Les études de médecine nous forment à être clinicien… La clinique, c’est très chouette, mais ça a quelque chose d’un peu routinier. Le côté recherche était donc un vrai plus, c’était stimulant intellectuellement.
Qu’est-ce qui vous a frappé à l’époque ?
P.D. … Le nombre d’enfants malnutris, notamment avec œdèmes. Notre hôpital était spécialisé dans le domaine, donc nous recevions des cas de toute la région, mais cela restait très impressionnant. Nos études ont essayé de comprendre les facteurs de risque, comme la pauvreté ou le régime alimentaire très monotone et saisonnier, mais aussi les conséquences des carences, comme la cécité.
G.B. À Kinshasa, les cas d’enfants malnutris avec œdèmes étaient tellement rares que tous les stagiaires venaient les voir. À Lwiro, la malnutrition concernait la moitié des enfants. Ce qui est décevant, c’est qu’aujourd’hui, il y en a toujours autant, voire plus. Pour des raisons qui dépassent le secteur de la coopération au développement, les choses n’ont pas fondamentalement évolué sur ce sujet en RDC. En revanche, d’un point de vue scientifique, les données que nous avons recueillies profitent maintenant à d’autres pays, notamment grâce à l’élaboration de protocoles de surveillance à long terme pour les enfants malnutris.
Vos recherches portent donc encore leurs fruits ?
G.B. Oui, nous réalisons encore aujourd’hui des recherches sur des personnes qui ont été soignées pour malnutrition dans les années 80 et 90. Grâce à notre travail, notre équipe a intégré un réseau de l’Agence internationale de l’énergie atomique qui souhaitait connaître les effets à long terme de la malnutrition. Que deviennent les enfants qui ont souffert de malnutrition, une fois adultes ? Ont-ils un risque plus élevé pour telle ou telle autre pathologie chronique ? Nous nous sommes lancés dans l’aventure avec 13 pays et grâce au travail mené à Lwiro avec le CEMUBAC, nous disposons de la plus grande cohorte. Beaucoup se sont demandé comment nous avions conservé les données, malgré les crises traversées par le pays : c’est grâce aux regards croisés entre médecins et informaticiens, a la conception il y a déjà 40 ans, d’excellents systèmes de bases de données !
Avec le travail réalisé à Lwiro, on connaît aujourd’hui les chances de survie des enfants malnutris et les conséquences de la malnutrition, et cela permet d’améliorer les recommandations de prise en charge. Par exemple, on sait que 20 ans après un traitement hospitalier, au moins 20 % des enfants sont décédés et parmi eux, 80 % le sont dans les 5 ans qui suivent. Il faut donc les suivre pendant au moins 5 ans après hospitalisation. Toutes ces données vont donc pouvoir orienter la politique et la stratégie de prévention des maladies chroniques souvent associées à la malnutrition, telles que l’obésité.
P.D. Exactement, une partie des recherches menées sert à alimenter les politiques locales, nationales et internationales. Ma thèse sur la vitamine A a par exemple contribué à adapter la politique de l’OMS sur le traitement des malnutris sévères.
La recherche… C’est ce qui fait la force d’une ONG universitaire ?
G.B. L’Université a 3 missions : la recherche, l’enseignement et le service à la société. L’ONG universitaire est au service de la société en intégrant les deux autres pans : la recherche-action et la formation. Les actions sont ainsi basées sur des stratégies dont l’efficacité a été prouvée, en proposant en outre des innovations.
P.D. Oui, même si j’ai regretté l’arrêt de l’appui à Lwiro au bout de 20 ans, cette durée a tout de même été suffisamment longue pour développer une réflexion, évaluer nos méthodes et tester toute une série de choses, ce qui nous a permis notamment de rapidement diminuer la mortalité intra-hospitalière.
G.B. La force d’ULB-Coopération, c’est aussi d’avoir investi dans l’humain et mis en place un réseau de collaborateurs congolais qui reste opérationnel, même quand il n’y a pas d’appui financier. Je peux appeler mes ex-collègues, partout dans le pays, et bénéficier de leur expertise pour monter un projet d’appui aux systèmes de santé.
Quel est votre regard sur ULB-Coopération ces 10 dernières années ?
P.D. L’ONG s’est très fortement professionnalisée et a réussi à s’adapter. La fusion entre le SLCD et le CEMUBAC a été une très bonne chose et je me réjouis du rapprochement avec Eclosio.
G.B. Je suis très admiratif de l’efficience d’ULB-Coopération au Nord-Kivu, car elle n’a pas des financements faramineux, mais parvient tout de même à maintenir de bonnes performances dans les zones de santé qu’elle appuie, malgré un rude contexte de conflits. C’est un travail qui mérite d’être encouragé et étendu à d’autres provinces !
Son parcours
- 1986-1987 : jeune médecin pour MSF durant 16 mois
- 1988 : Master en santé publique à l’ULB
- 1988 – 1993 : médecin chercheur pour le CEMUBAC à Lwiro. Thèse sur les carences en vitamine A
- Aujourd’hui : professeur en santé publique à l’ULB et membre de l’AG d’ULB-Coopération
Une recherche tout terrain !
P.D. Ma toute première recherche constituait à tester les effets des suppléments alimentaires sur les sécrétions lactées des femmes allaitantes. Tous les matins, je devais partir à moto à 6h, parfois dans la pluie et dans la boue, pour aller apporter les suppléments aux femmes des villages avant qu’elles ne partent au marché ou dans les champs. C’est là qu’on se rend compte que les recherches en santé publique sont très différentes de la recherche en laboratoire ! C’est aussi pour cela que j’ai beaucoup d’admiration pour les jeunes doctorants, notamment ceux dirigés par Ghislain, parce qu’ils travaillent dans des conditions parfois très difficiles.
Son parcours
- 1994 : jeune médecin pour le CEMUBAC à Lwiro, recruté par Philippe Donnen
- 1998 : Master en santé publique
- 2007-2012 : thèse sur la prévention de la malnutrition au niveau communautaire
- 2013 : professeur à l’Université catholique de Bukavu
- Aujourd’hui : recteur de l’Université catholique de Bukavu